Concert
Une fois n’est pas coutume, cette série de suivi d’une résidence en recherche artistique ne s’ouvre pas avec l’artiste-chercheur qui porte le projet (en l’occurrence Gérard Assayag, avec Mikhail Malt et Marco Fiorini), mais avec une de ses invitées : Joëlle Léandre. Car le sujet de REACH est l’improvisation – en particulier l’improvisation homme/machine ce qui suppose la modélisation de l’improvisation avant d’en rendre capable la machine. Et, s’agissant d’impro, Joëlle Léandre est une pro.
L’une des plus grandes, sans doute, de l’avis général
S’il fallait choisir un mot pour la décrire, ce serait sans doute celui-là : « improvisatrice ». Et encore, ce serait peut-être réducteur. Plutôt, donc, que de tenter de faire entrer au chausse-pied son portrait en quelques lignes, laissons-lui la parole, avec quelques-unes des formules bien senties dont elle peut s’affubler au fil d’une conversation.
« Je suis la femme debout ! Avec cet instrument, cette contrebasse, ce bout de bois vide, comme un radeau, ou un tonneau – sans vin. »
D’abord, en guise d’avertissement : « Je suis très directe. Ça en contrarie certains. » Et puis : « Je ne suis pas une intellectuelle. » « Ça aère la tête de dire des bêtises, surtout dans le monde dans lequel nous vivons. » « Je suis rebelle, tout en sortant des grandes académies, des prix et de tout ce bazar que j’ai reçus. Je n’aime pas les hiérarchies. Mon domaine, ce n’est donc pas « l’œuvre », qui est totalement hiérarchique. » « On est constamment en vibration, comme des abeilles. Je suis une grosse abeille. Je butine. » « Je suis la femme debout ! Avec cet instrument, cette contrebasse, ce bout de bois vide, comme un radeau, ou un tonneau – sans vin. » « Je suis une conteuse. Avant de mourir, j’éclaterai peut-être d’un grand rire que personne ne comprendra. »
Et puis, enfin, sa devise : « Savoir ne pas savoir. »
Joëlle Léandre connaît les sous-sols de l’Ircam et le monde de la recherche musicale lui est cher. Dans les années 1980, elle y a été invitée par le tromboniste américain George Lewis, déjà pour y travailler sur l’improvisation. Elle y fut également contrebassiste free lance pour l’Ensemble intercontemporain, sous la direction de Pierre Boulez ou de Michel Tabachnik. Cette fois-ci, c’est donc Gérard Assayag qui est venu la chercher – sentant que les outils qu’il développe avec son équipe devenaient suffisamment performants pour donner la réponse à cette grande dame de l’improvisation.
Car, l’improvisation, Joëlle Léandre en a fait « un modèle de vie, un modèle d’existence ». « On n’a pas le temps de réfléchir dans l’improvisation, dit-elle. On a tout juste le temps d’organiser. Pour moi, c’est de l’artisanat. Il faudrait mettre des capteurs sur la tête d’un improvisateur pour savoir ce qui s’y passe : cette rapidité, cette anticipation de l’écoute, tout en étant en train d’enregistrer tout ce qui passe. Un millième de seconde, la résonance, l’écho, l’erreur aussi. La mise en place du processus est très longue et c’est, là aussi, un parcours de recherche, personnelle celle-là. C’est un tel micmac, je me demande même si ce sujet de l’improvisation ne serait pas d’ordre moléculaire ! »
De gauche à droite : Joëlle Léandre, Gérard Assayag, Mikhaïl Malt en studio à l'Ircam
En l’occurrence, pendant cette résidence à l’Ircam, elle improvisera avec une machine – contrôlée par Gérard Assayag, Mikhaïl Malt et quelques autres. Mais, pour elle, cela ne change rien : « Ils ont leurs outils, j’ai le mien. Plus vous connaissez votre outil, plus vous êtes libre, mieux vous pouvez causer et jouer ensemble. De là naît une rencontre, qui donne lieu à une recherche d’ordre philosophique et existentielle. Je ne connais rien à leur machine et eux, lorsque nous avons commencé à travailler, ne connaissaient rien de mon outil. Il s’agit de mettre nos outils en résonance, d’instaurer un état de signes, de matière sonore et surtout une confiance intime, un état d’amour – ou tout comme – pour aller vers l’autre. Après quoi, on invente, on s’amuse, on règle ou on dérègle. Ce n’est pas l’œuvre, c’est même l’anti-œuvre. C’est une aventure totale. Un risque. J’ai toujours aimé les risques : peut-être suis-je kamikaze ? Mais, comme écrivait Beckett : « Essayer encore, rater encore, rater mieux. »
« Vivent les ratages ! » conclut-elle, et quelle meilleure définition de la recherche, et a fortiori de la recherche artistique ?