Edgard Varèse n’a laissé qu’une dizaine d’œuvres dont seulement deux pièces pour grand orchestre qui encadrent sa production américaine des années 1920. Amériques (1918-1922) et Arcana (1925-1927) poursuivent la révolution sonore entreprise par Stravinsky avec le Sacre du printemps. Mais Varèse se montre plus visionnaire et plus radical encore. En artiste acousticien, il conçoit des masses sonores se projetant dans l’espace comme les masses volumiques des gratte-ciel se projettent dans le ciel de Manhattan.

 

nullPierre Boulez, qui avait souvent rencontré Edgard Varèse, disait qu’il ne lui avait jamais confié pourquoi il avait immigré en Amérique et qu’il n’avait jamais trouvé l’explication dans les souvenirs de Louise Varèse. Les raisons sont sans doute multiples et complexes, mais ce qui est vraisemblable, c’est que lorsqu’il arriva pour la première fois à New York, à la fin du mois de décembre 1916, Varèse pensait n’avoir alors plus aucune raison de retourner dans une Europe dévastée par la Grande Guerre. La France, sa terre natale, s’était détournée de la modernité pour n’être plus, selon ses dires, que « frilosité esthétique ». Berlin, sa ville d’adoption entre 1907 et 1913 où il avait été le disciple de Busoni, n’avait également plus d’attrait. Varèse y avait abandonné la plupart de ses manuscrits dont deux poèmes symphoniques, encore influencés par Richard Strauss, et une ébauche d’opéra sur le mythe d’Œdipe. Toutes les œuvres de jeunesse furent reniées, perdues ou détruites dans un incendie. L’Amérique offrait donc la possibilité de repartir de zéro. Après avoir tenté, sans grand succès, une carrière de chef d’orchestre, Varèse fonda l’International Composers’ Guild dont la devise était : « Les compositeurs d’aujourd’hui refusent de mourir. » C’est une véritable renaissance qui allait se produire avec des aspirations radicalement nouvelles. Comme le dit Marc Vignal : « Varèse ne poursuivit pas la tradition, ni n’en prit le contre-pied, il l’ignora tout simplement. »

 

Cependant, il n’oublia pas le conseil que lui avait prodigué Busoni de « trouver des formes personnelles en premier lieu », et encore moins le choc qu’avait provoqué sur lui l’audition du Sacre du printemps de Stravinsky, lors de la création de l’œuvre, à Paris, en 1913.

Photo : Edgard Varèse à Santa Fe vers 1936

 

AMÉRIQUES

 

Amériques, dont Varèse entreprit la composition probablement dès 1918, est en quelque sorte son opus 1. Le pluriel du titre fait référence à un nombre infini d’Amériques imaginaires aux potentialités et aux beautés encore inexplorées, « de nouveaux mondes inconnus sur cette planète, dans l’espace et dans l’esprit des hommes ». Mais la source d’inspiration initiale est plus concrète. Ce sont les bruits de la ville de New York avec ses vrombissements de moteur des voitures de police, ses hurlements de sirènes de pompier, que le compositeur intégra dans ses orchestrations, mais aussi les bruits de la rivière et le son des cornes de brume. Toute cette effervescence sonore, avec ses rythmes motoriques, ses accents violents et intempestifs, ses longs grincements plaintifs, se conjugue avec l’impression visuelle tout aussi saisissante des masses volumiques géantes des nouveaux gratte-ciel qui redéfinissent l’espace de Manhattan. Les accords étagés que l’on trouve dans Amériques, comme plus tard dans Arcana, sont d’imposantes masses de sons à forte densité qui se construisent par tuilage et que le compositeur à lui-même évoquées : « J’ai réalisé certains accords nommés “gratte-ciel” par Arthur Hoere parce qu’ils embrassent un vaste registre entre le grave et le super-aigu, organisés qu’ils sont sur la “spéculation des distances” séparés par un pianissimo, ils atteignent en l’espace d’une seconde des volumes sonores inattendus et littéralement explosifs. » Dès cette première œuvre américaine, la musique n’est plus envisagée comme un agencement savant de notes, comme elle le fut pendant des siècles en Occident, mais avant tout comme un phénomène sonore. Tout comme Debussy, Varèse conçoit l’orchestration comme la composition à proprement dite, et non plus comme un simple « habillage » du texte musical.

 

« C’est peut-être dans Arcana que vous trouverez vraiment ma pensée » Edgard Varèse

 

Les masses sonores en mouvement découlent d’un lien inextricable entre harmonie et timbre. Varèse affirmera plus tard que, selon lui, un compositeur « ne doit jamais oublier que son matériau brut est le son », et qu’il doit « comprendre non seulement le mécanisme et les possibilités des différentes machines sonores qui font vivre sa musique, mais [qu]’il doit être aussi familiarisé avec les lois de l’acoustique ». Varèse compose sa partition en privilégiant les sonorités dures des percussions et celles, éclatantes, des cuivres, et en dédaignant le trop classique son velouté des cordes. La musique se déploie en un vaste mouvement unique mais, à la place du développement traditionnel des matériaux thématiques ou motiviques, il coupe continuellement, mélange, dissèque et projette dans l’espace des masses sonores qui s’entrechoquent.

Il se dégage avant tout de l’œuvre une impression physique, qui provient de la combinaison singulière d’une spontanéité animale et d’une implacabilité machiniste. Le souvenir du Sacre est bien présent dans les poussées d’énergie brute, tout comme dans les ostinatos rituels et les solos incantatoires des vents. Varèse eut les plus grandes difficultés à faire jouer Amériques. La raison principale était d’ordre pratique. En effet, la version originale avait été écrite pour une formation de cent quarante-deux instrumentistes, ce qui rendait la coordination musicale très délicate. De plus, réunir un tel effectif représentait un coût financier exorbitant pour une œuvre dont la modernité n’attirerait pas un large public. La partition fut révisée en 1927 avec un effectif réduit à cent vingt-cinq musiciens, mais Amériques resta longtemps peu jouée par les grandes phalanges symphoniques. Aujourd’hui, l’œuvre est considérée comme un classique incontournable de la musique du XXe siècle.

 

ARCANA

 

nullArcana est la deuxième et dernière œuvre pour grand orchestre de Varèse. Elle fut composée entre 1925 et 1927. Le titre fait référence aux arcanes, ou mystères de l’alchimie, et cite en épigraphe un extrait de l’Astronomie hermétique de Paracelse : « Il y a six étoiles établies. Outre celles-ci, il y a encore une autre étoile, l’imagination, qui donne naissance à une nouvelle étoile et à un nouveau ciel. » On a souvent analysé cette œeuvre comme reposant sur un processus de transformation d’un élément thématique initial. Dans le texte de présentation qu’il écrivit pour la création, Varèse expliquait que « la forme peut être considérée comme une immense et libre interprétation de la forme passacaille : le développement d’une idée de base à travers une transmutation mélodique, rythmique et instrumentale ». Mais la partition est en fait beaucoup plus riche et complexe car le matériau mélodico-harmonique génère un nombre substantiel de brefs éléments mélodiques qui subissent divers échanges ou transformations, sans perdre pour autant leur caractère fortement incantatoire, ou bien se coagulent en agrégats constituant des masses de densité variable. Il en résulte d’incessants changements de plan et de perspective qui dynamisent puissamment l’espace acoustique. Varèse a toujours conçu l’espace musical comme un espace ouvert dépassant largement le cadre trop restrictif, selon lui, du système tempéré de la musique occidentale et des instruments qui lui sont associés. Il avait compris, non sans amertume, que la technologie, liée notamment à l’électricité, ne lui permettait pas encore de créer un nouvel instrumentarium pouvant produire des sonorités inouïes ainsi que de nouveaux modes de transformation des sons et des matériaux. Malgré quelques inventions qui se révélèrent sans grand avenir (on pense, par exemple, au thérémine inventé par le Russe Léon Thérémine), il dut faire le constat qu’aucune machine, aucun instrument électroacoustique auxquels il s’intéressait ne pouvait convenir à ses projets musicaux visionnaires.

 

Il lui fallut attendre les années 1950 avec Déserts (1954), pour instruments à vent, percussions et bande magnétique et Poème électronique (1958), pour bande magnétique, pour que la technologie réponde enfin à ses attentes. Pour Arcana, comme pour les quelques œuvres qui virent le jour après Amériques, Varèse dut se contenter encore du grand orchestre traditionnel même s’il en modifia quelque peu la physionomie, on le sait, par la suppression de la suprématie des cordes (il disait que le violon n’exprimait pas son époque) et par un rôle considérablement accru confié aux percussions qui donnent la part belle aux sons à hauteur indéterminée. Varèse s’intéressait à l’ésotérisme et on peut dire que, d’une certaine façon, il était un alchimiste des sons. Mais les transmutations sonores qu’il réalisa sont aussi et surtout l’œuvre d’un homme intéressé par les sciences et qui avait poursuivi des études d’électroacousticien. Vers 1905, il avait découvert Théorie physiologique de la musique (1863) de Hermann von Helmholtz, qui nourrit incontestablement sa réflexion sur les masses sonores et la spatialisation du son. C’est également avec un esprit scientifique qu’il réfléchit à la façon de constituer des accords échappant au système tempéré ou au moins au rôle hégémonique de l’octave. Arcana est une œuvre que l’on peut voir comme un travail de synthèse bénéficiant de toutes les innovations intervenues depuis Amériques. Varèse a lui-même déclaré dans Le Figaro hebdomadaire du 25 juillet 1928 : « C’est peut-être dans Arcana que vous trouverez vraiment ma pensée. »
Photo : Edgard Varèse vers 1910

par Max Noubel, musicologue