Rencontre avec l'artiste Alexandre Jamar

 

Harpe à contraintes - Enjeux artistiques

 

Lauréat de la première édition du Prix Élan, conjointement attribué par l’Orchestre national d’Île-de-France et l’Ircam en juillet 2022, Alexandre Jamar s’est vu récompensé par la commande d’une pièce pour instrument solo, électronique et orchestre – produite à l’Ircam, naturellement, et créée par l’Orchestre au cours du prochain festival ManiFeste. Le cahier des charges précise que le soliste doit être un membre de l’orchestre, et l’électronique doit s’appliquer à la seule partie soliste.

Five Forest Studies, pour piano et orchestre

https://soundcloud.com/user-619492685/five-forest-studies-for-piano-and-orchestra-2021-2022

 

Ainsi naît, en ce moment dans les sous-sols de l’Ircam, We will not waste a vowel pour harpe, électronique et orchestre. Le titre, trouvé à la dernière ligne de la dernière page de La Disparition de Georges Perec, ramène indirectement à l’approche de la composition adoptée par Alexandre Jamar depuis quelques années, à savoir une composition « à contrainte ».

 

 

«  J’ai très longtemps été rétif à la contrainte, je m’intéressais même assez peu aux questions de langage en composition. Alors que ces questions me passionnaient s’agissant de littérature ! Après quelques pièces où je me suis laissé aller à une complète liberté, sans grand succès, je me suis donc demandé si le salut ne viendrait pas de la contrainte. Jusqu’ici, celles que je me suis imposées ne sont pas nécessairement audibles dans la pièce qui en résulte. Du moins pas de manière aussi manifeste que dans We will not waste a vowel. Car, ici, la contrainte est arrivée très tôt dans la conception de la pièce, et son rôle est central : je peux même dire qu’elle a été le point de départ de toute la musique.»

 

 

Cette contrainte première, Alexandre Jamar l’a trouvée dans l’instrument solo choisi : la harpe, ou plutôt dans son système de pédales, qui permet à l’interprète d’atteindre toutes les notes de la gamme chromatique.

 

« La contrainte principale a été de ne faire jouer, à tous les instruments, que des gammes ascendantes. Partant d’une contrainte aussi “stupide”, l’idée est évidemment de la dépasser ou de la contourner en étant plus intelligent qu’elle – c’est un peu un jeu contre moi-même… et j’y joue avec d’autres contraintes encore. La harpe commence donc par une gamme de do majeur. Puis elle change la pédale du ré, pour obtenir un ré bémol, et repart sur une gamme – et ainsi de suite au fil de la pièce : la harpe modifie la gamme jouée grâce à ses pédales. Contrainte supplémentaire : une fois qu’une pédale a été changée, on n’y touche plus. La note reste telle quelle (sauf pendant la cadence, au cours de laquelle je me permets des allers-retours). »

 

« La même contrainte s’applique à l’orchestre, à la différence près qu’il peut jouer toutes les notes déjà jouées par la harpe – qui en fournit une sorte de “réservoir”. Si j’avais suivi la même contrainte de non-retour en arrière pour l’orchestre que pour la harpe, je crois que l’écriture harmonique en aurait été appauvrie. Et, bien sûr, la même règle s’applique à l’électronique, qui n’emploie que des notes déjà jouées par la harpe. »

 

Sfumato de harpe - Enjeux technologiques

 

Alexandre Jamar n’est pas à proprement parler un novice dans le domaine de l’informatique musicale. Il s’y est notamment frotté dans le cadre de ses études au Conservatoire de Paris, auprès de Yan Maresz, Grégoire Lorieux ou Luis Naón.

 

La commande liée au Prix Élan est toutefois sujette à des contraintes, principalement logistiques en vue de reprises ultérieures, qui limitent ses explorations : le dispositif doit rester simple, avec deux haut-parleurs seulement, et deux micros captant le son de la harpe (un dans la caisse de résonance, un autre à l’extérieur).

 

Cette nouvelle contrainte ne refroidit en rien le jeune compositeur, lequel décide de placer les deux haut-parleurs de part et d’autre du soliste, créant comme un double capable de produire davantage qu’une simple harpe acoustique (superposition d’accords, démultiplication du jeu, amplification, etc.) – tout cela sans temps réel néanmoins, à part dans certains dosages de nuances.

 

 

« Le dispositif ferme évidemment beaucoup de portes, la spatialisation, par exemple, ou l’augmentation de l’instrument. Mais le rôle de la harpe dans la composition est plus celui d’un “cantus firmus” que d’un soliste à proprement parler : elle est la raison même de l’organisation de la pièce, elle donne toutes les informations à l’orchestre et rien ne se passe sans son contrôle, mais elle n’est pas forcément au premier plan. Elle est amplifiée, mais l’orchestre peut tour à tour la recouvrir et la révéler. C’est surtout de ce travail de sfumato, de masquage/démasquage, que l’électronique participe.»

 

 

Ne reprenant, comme l’orchestre, que les notes déjà ajoutées au « réservoir » par la soliste, l’électronique joue plutôt sur des effets de timbre que de hauteurs écrites.

 

« Les fichiers sons proviennent exclusivement d’échantillons de sons de harpe retraités parfois jusqu’à devenir méconnaissables. João Svidzinski, le réalisateur en informatique musicale qui m’accompagne, et moi avons travaillé sur une base d’échantillons sonores de harpe, enrichie grâce à Florence Dumont, qui créera la partie soliste. Florence est extrêmement enthousiaste et curieuse, et elle contribue ainsi à la partie électronique, qui garde l’empreinte de son jeu. »

 

« J’ai approché l’écriture de l’électronique de manière très empirique, en faisant beaucoup d’expériences sur des échantillons, des modes de jeu, etc. João a une grande expérience de la harpe, et sait très rapidement ce qui fonctionne ou pas. Par exemple, lorsque je lui ai parlé de distorsion du son de la harpe, il m’a aussitôt montré un outil de granulation qu’il a lui-même créé, en implémentant dans les granulateurs habituels une notion de raréfaction – ce qui, à la manière d’un grain de sable se glissant dans le processus, donne un caractère un peu imprévisible au son, lequel en devient un peu moins lisse et plus agité. »

Événements liés