Dans le cadre des ateliers In Vivo, laboratoires interdisciplinaires organisés à l’occasion de l’académie ManiFeste, la compositrice Núria Giménez-Comas et la metteuse en scène Anne Monfort codirigent cette année le projet Fantasticalité qui réunit autour d’elles deux autrices francophones, quatre jeunes compositeur·rices, des élèves du CNSAD-PSL et des acteur·rices expérimenté·es.

 

nullDe gauche à droite : La compositrice Núria Giménez-Comas (© Isabelle Françaix) et la metteuse en scène Anne Monfort (© Katell Daunis)

 

D’où est venue l’idée de Fantasticalité ? Autour de quels axes s’articule le projet ?

Anne Monfort : Núria et moi avons démarré notre collaboration artistique avec Nostalgie 2175. Ayant donné naissance à un spectacle et à une création de musique-fiction, ce projet s’est développé autour du texte d’Anja Hilling – un texte à teneur fantastique car il s’agit d’un récit dystopique. Au cours du travail, nous avons pris conscience de la capacité expressive spécifique de la musique en matière de fantastique, par exemple pour suggérer ce qui se passe à l’intérieur de la tête d’un personnage. De cette première expérience est né le désir de continuer à explorer le rapport entre fantastique et musicalité, synthétisé dans le nom Fantasticalité.

 

nullJ’ai rencontré les écritures théâtrales africaines par le biais de Nulle part, un texte du dramaturge et metteur en scène camerounais Kouam Tawa, sur lequel j’ai travaillé en 2021 pour un spectacle conçu avec des élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Relatant l’histoire d’un groupe de jeunes gens qui se trouvent dans un endroit peuplé de fantômes, ce texte est empreint de fantastique et montre bien que le fantastique peut, de façon détournée, permettre de parler du politique. À travers les fantômes transparaissent l’histoire non écrite, l’esclavage, des sujets interdits… Étant donné que le projet Nostalgie 2175 s’est réalisé au même moment, Núria et moi avons beaucoup échangé sur ces sujets et nous avons développé une volonté commune d’engagement pour des écritures non eurocentrées.
Photo : Nostalgie 2175 © Christophe Raynaud de Lage

 

Núria Giménez-Comas : La dramaturge Laure Bachelier-Mazon, qui connaît très bien les littératures d’Afrique et des Caraïbes, se trouve à nos côtés depuis le début du projet. Son aide a été vraiment précieuse.

 

Anne Monfort : Nous avons aussi été guidées par la figure inspiratrice de Ken Bugul, grande autrice sénégalaise, plutôt romancière, aujourd’hui âgée de 73 ans, qui a beaucoup abordé ces questions du politique par le fantastique. Nombre d’autrices de notre génération se réfèrent à elle aujourd’hui.

 

Vous avez choisi de travailler sur deux textes : Port-au-Prince et sa douce nuit de l’autrice haïtienne Gaëlle Bien-Aimé (également metteuse en scène et actrice), et Praia Do Eldorado de Dodji Do Rego, autrice béninoise dont l’identité réelle est entourée de mystère. En quoi consistent ces deux textes ? Et pour quelles raisons vous mobilisent-ils ?

Anne Monfort : Les deux sont très différents l’un de l’autre, ce qui constitue un paramètre important à nos yeux. Ils ne posent pas les mêmes questions, que ce soit au niveau de la construction dramaturgique ou au niveau de la partition musicale. Le texte de Gaëlle Bien-Aimé a déjà été publié et a reçu plusieurs prix, dont le Prix RFI Théâtre 2022. Il raconte l’histoire d’un couple enfermé dans une chambre, avec la réalité socio-politique du Haïti d’aujourd’hui en arrière-plan, prégnante et menaçante. Le texte de Dodji Do Rego est inédit, et même encore en cours d’écriture. Nous avons le privilège de pouvoir en faire usage. Évoquant le colonialisme portugais au Bénin, il mêle plusieurs voix et histoires pour relater le périple initiatique d’un jeune homme qui traverse l’océan Atlantique à la nage pour déposer les cendres de sa mère sur sa terre originelle. Il s’agit d’un texte très poétique. Par exemple, la toute première scène donne à entendre la voix de l’océan Atlantique s’il pouvait parler.

 

« Le projet se concentre plus précisément sur des écritures féminines, très fortes, qui proviennent du continent africain ou de l’espace caribéen. »  Anne Monfort

 

nullNúria Giménez-Comas : C’est aussi un texte très musical. Il est irrigué tout du long par la présence de la mer et de l’eau, ce qui peut susciter un traitement sonore intéressant. Le texte de Gaëlle Bien-Aimé alimente un contraste entre dedans et dehors, entre l’intime qui se joue à l’intérieur et la vie qui passe à l’extérieur. Il y a une part de mystère : quelque chose a conduit ce couple à s’enfermer sans qu’on sache exactement quoi. Les deux textes, en particulier Praia Do Eldorado, parlent aussi de la place de la femme dans la société. Il nous paraît vraiment important de relayer ces voix-là, d’un point de vue à la fois artistique et politique.
Photo : Léonce Raphael Agbodjelou  

 

Anne Monfort : Le mélange des langues, et des registres de langues, nous plaît – et nous stimule – aussi beaucoup dans ces deux textes.

 

Les deux textes sont confiés aux soins de quatre jeunes compositeur·rices – Lanqing Ding, Damian Gorandi, Mireia Pellisa- Martín, Baptiste Ruhlmann – qui souhaitent apprendre à travailler la création musicale et la mise en espace sonore dans le cadre d’un projet théâtral, chaque texte donnant lieu à deux approches musicales/ sonores différentes.

Núria Giménez-Comas : Ayant entre 25 et 35 ans, les quatre artistes – dont deux ont suivi des cursus à l’Ircam – se différencient par leurs parcours autant que par leurs univers esthétiques. Durant la première phase du processus, nous avons réparti le travail sur les textes en fonction des résonances qu’ils suscitaient chez chacun·e. Deux d’entre eux abordent Port-au-Prince et sa douce nuit en deux parties distinctes, les deux autres s’approprient Praia Do Eldorado par le biais de segments particuliers – ce qui crée des interactions singulières dans les deux cas. Anne et moi œuvrons de manière à bien faire entendre le texte tout en laissant de l’espace à la créativité de chacun, notamment au niveau des outils techniques employés. Il y a une grande part d’expérimentation.

 

Anne Monfort : À partir de ce que nous avons pu pratiquer ensemble sur Nostalgie 2175, de façon assez pragmatique et intuitive, nous essayons de mettre en place une forme de méthode quant à l’articulation entre la musique et le jeu d’acteur. Qui doit s’adapter à qui ? Et comment arrive-t-on à travailler cela ? Ce sont les deux questions de fond qui sous-tendent tout le projet.

 

Au niveau théâtral, les deux textes sont incarnés par un même groupe d’interprètes, composé principalement de plusieurs jeunes élèves qui prennent part au cursus Jouer et Mettre en scène du Conservatoire national d’art dramatique – Paris Sciences et Lettres

 

Anne Monfort : Oui, tout à fait. Suivant les demandes ou les envies de chaque compositeur·rice, des acteurs ou actrices de ma compagnie – qui ont déjà l’expérience du travail avec la musique – vont éventuellement s’ajouter au groupe. En outre, si besoin, des élèves d’origine étrangère du CNSAD-PSL vont également participer en enregistrant des voix avec des accents spécifiques. Il va nécessairement y avoir différentes strates de présence au niveau des sons et des voix.

 

Comment se déroule le processus de travail ? Et quel(s) enseignement(s) tirez-vous déjà de cette expérience ?

Anne Monfort : Nous menons un dialogue à distance avec les deux autrices sur le travail en cours. S’agissant de l’encadrement pédagogique du projet, outre Laure Bachelier-Mazon, citée plus haut, trois personnes nous accompagnent, Núria et moi : Natacha Moënne-Loccoz, chargée de coordination artistique à l’Ircam, Amélie Thérésine, chercheuse spécialiste de la fabrique de l’écriture francophone, ainsi que Manuel Poletti et Dionysios Papanikolaou, réalisateurs en informatique musicale. Concernant les acteur·rices, le travail va s’opérer sous forme de sessions ponctuelles avant les ateliers collectifs. D’un point de vue pédagogique, cela m’intéresse beaucoup de voir comment ces jeunes interprètes appréhendent la relation à la musique, cherchent leur propre chemin dans cet espace-là.

 

Núria Giménez-Comas : Quant à moi, j’ai des rendez-vous réguliers avec les compositeur·rices depuis janvier, à l’Ircam ou en ligne. Au mois de juin, il va y avoir plusieurs jours de création durant lesquels tout le monde sera réuni, le résultat final faisant l’objet d’une restitution le 30 juin au T2G-Théâtre de Gennevilliers. De manière générale, cette expérience est vraiment stimulante. Elle est aussi très appréciable dans la mesure où elle nous situe dans un rapport de nature horizontale avec les élèves. Nous partageons nos expériences en cherchant à donner des outils artistiques. Nous intervenons comme des accompagnantes.

 

« La musique offre davantage de possibilités pour traduire tout ce qui n’est pas de l’ordre du visuel. Nous avons aussi envie de mettre en exergue – et en résonance – la dimension politique présente dans certains textes fantastiques. »  Núria Giménez-Comas

 

Anne Monfort : Ce projet n’a pas du tout la forme d’un atelier de transmission classique, comme il peut en exister dans le champ du théâtre. Toutes les personnes qui y participent sont très à l’écoute les unes des autres et développent une relation d’étroite connexion. Nous l’avons créée de toutes pièces, petit à petit. Nous inventons un nouveau protocole. C’est un cas de figure particulièrement excitant.

 

Propos recueillis par Jérôme Provençal, journaliste indépendant

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